Celui qui n’y croyait pas…

16. SCEPTIQUE

de Lynn Mims

 

 

– Il fallait que ça arrive un jour, dit sombrement Jason Allison. Et ça arrive maintenant.

David Hamilton leva les yeux de ses rapports. Projet Télépathe se développait sans heurts ; la nouvelle fournée de candidats terminait les tests et allait entrer dans les classes d’orientation. L’inquiétude de Jason était troublante.

– Quel est le problème, Jason ?

Pour toute réponse, Allison lui lança la pellicule d’information récemment arrivée. David lut : « Caleb Hargraves et assistante arrivent astroport Thendara à bord Palladium. Hargraves dirige enquête sur Projet Télépathe sous autorité sénateur Mark Velosin. Directeurs Projet Télépathe Allison et Hamilton devront coopérer avec Hargraves dans tous domaines. Casterbridge, Anthropologie extra-planétaire. »

– Et alors ? Nous avons déjà eu des visiteurs.

– Pas comme celui-là. Hargraves est un sceptique professionnel.

A la surprise de son ami, Jason sourit.

– Il gagne sa vie – et fort bien, semble-t-il – à démasquer les charlatans et les psy véreux. Entre ses chasses aux sorcières, il fait des tournées de conférences dans les universités.

– S’il vient pour trouver des charlatans, il sera déçu, dit David.

Pour remonter le moral de Jason, il ajouta :

– Il fallait s’attendre à ce genre d’inspection. Depuis que le Conseil a commencé à former des télépathes d’outre-planète, la rumeur s’en répand de plus en plus ; c’était fatal.

« De plus, nous sommes bien vus des services de médecine et d’anthropologie, Jason. Eux, ils savent ce que nous faisons. Et ils contrôlent les subventions. Tout ira bien, tu verras.

– Peut-être. Sauf… enfin, j’ai fait quelques recherches. Hargraves est une figure légendaire parmi les démystificateurs. Pour lui, il n’y a que des données soit bidon, soit mal interprétées. Il prétend n’avoir jamais vu de preuves tangibles de l’existence de la télépathie, et il est toujours à la recherche de nouvelles cibles. Et cette fois, c’est nous qui sommes dans le collimateur.

– Mais nous ne sommes pas des charlatans, affirma David, posant ses rapports. Allons, assieds-toi et établissons notre plan de campagne anti-Hargraves.

– Si tu veux, dit Jason, s’efforçant de mettre ses inquiétudes de côté. Voyons, qui pouvons-nous choisir pour une démonstration de télépathie élémentaire ?

 

David s’arrêta à l’entrée de l’esplanade de l’hôpital, pour s’imprégner de la beauté de ce matin printanier. Les nuages n’avaient pas survécu à l’aube, et le soleil sanglant brillait, grenat dans un ciel couleur d’aigue-marine. Le vent agitait sa pelisse. Après les tempêtes d’hiver, il paraissait presque doux. Dominant les odeurs de plastique et d’essence de l’astroport, il apportait des senteurs de pierres fraîches et de verdure. David inspira avec volupté. C’était l’odeur du foyer.

Hargraves ne le saura pas.

Il se secoua et marcha vers le Q. G. de l’astroport, où Hargraves et son assistant étaient logés. Le Palladium avait atterri la veille. David avait raté son arrivée. Il lui tardait de voir le « sceptique professionnel » de Jason.

Jason le rejoignit dans le hall du Q. G.

– Nous sommes quelques minutes en avance.

– Comment s’est passée la première rencontre ?

– L’atmosphère était détendue. Hargraves est surprenant, mais son assistante… je vais tâcher de l’éloigner de lui le temps de faire quelques tests.

David sourit.

– Elle est rousse ?

– Si quelqu’un a le physique du personnage, c’est bien Sasha Hargraves.

– Sa femme ?

David sentit le frisson de l’intuition lui parcourir l’échine, mais Jason secoua la tête.

– Sa sœur. Je suis content que tu sois là ; tu es beaucoup plus sensible que moi… ah, les voilà.

David se retourna, et vit Hargraves et sa sœur se détacher d’un groupe de fonctionnaires terriens et s’avancer à leur rencontre. Il les observa attentivement.

Hargraves était plus jeune qu’il ne pensait, quelque part entre trente et quarante ans. Ses cheveux noirs, grisonnant prématurément aux tempes, le vieillissaient. Il avait la dignité impressionnante d’un politicien expérimenté, et les yeux durs et accusateurs d’un inquisiteur. Son sourire était purement décoratif.

David se sentit vaguement mal à l’aise à son approche, mais il écarta son appréhension et se tourna vers la sœur. Jason avait raison – si quelqu’un avait le physique du personnage…

Sasha Hargraves était grande, presque aussi grande que David. Elle avait environ dix ans de moins que son frère et ne lui ressemblait guère. Ses cheveux auburn, ses yeux gris et son teint clair la distinguaient de tous les autres Terriens du hall. Avec la tenue appropriée, elle aurait pu passer pour Comyn. Mais était-ce sûr ?

Quelque chose manquait, et David trouva ce que c’était : la présence. Une non-télépathe avec ce physique ? Leurs yeux se rencontrèrent, ceux de Sasha brillant d’humour… et d’autre chose ? Curiosité ? Et quand avait-il été obligé de se poser cette question ? Bon sang, Hargraves ne peut quand même pas me faire perdre les pédales si tôt !…

Hargraves avait serré la main de Jason et la tendait maintenant à David. Son sourire de commande s’effaça quand il vit que celui-ci ne réagissait pas.

– Docteur Hamilton ?

– Bienvenue sur Ténébreuse, dit David. Nous espérons que votre visite sera fructueuse.

– Je suis certain qu’elle le sera, acquiesça Hargraves.

Il laissa Jason leur montrer le chemin, et continuait à bavarder quand ils émergèrent sous le soleil.

– D’abord – êtes-vous télépathe, docteur ? Il paraît que les contacts physiques sont tabous pour eux.

– Les contacts physiques quotidiens, surtout avec les étrangers, dit David, regrettant de ne pas avoir perdu cette habitude.

Quelque chose chez Hargraves le mettait sacrément mal à l’aise et il voulait découvrir ce que c’était.

– Quant à être télépathe – je ne suis pas des meilleurs. Je perçois les émotions plutôt que les pensées. Il y a des télépathes beaucoup plus puissants dans le Projet.

– J’aimerais les rencontrer, dit Hargraves.

Il continua à poser des questions sur tout ce qu’il voyait les gens, les bâtiments, la couleur du ciel. Brusquement, il s’arrêta et tendit le doigt.

– Et ça, messieurs ?

Il avait trouvé l’un des rares endroits d’où l’on avait une bonne vue sur le plus grand édifice de Thendara.

– C’est le Château Comyn, dit Jason. Le siège du gouvernement depuis Dieu sait combien de générations. C’est actuellement le siège du Conseil Télépathe.

– Le Conseil Télépathe.

Tout en marchant, Hargraves continua à regarder l’édifice massif, visible de temps en temps entre deux tours de l’astroport.

– Ténébreuse était gouvernée par une aristocratie télépathe, exact ? Jusqu’à il y a cinq ou six ans, quand ses derniers représentants ont succombé à des troubles intérieurs. Intéressant. Ils prétendaient avoir des dons magiques…

– Ce n’était pas de la magie, dit David sans ambages, mais une science. Une science d’un genre que Terra n’a jamais développé, mais aussi solidement fondée sur des lois naturelles que toutes nos disciplines…

– Et tout aussi utile. Ce château fut construit grâce à la technique des matrices, ajouta Jason. On dit que tous les gros blocs ont été ajustés sans le secours de la main humaine.

– Vraiment ? murmura Hargraves. Les légendes sont toujours instructives. Rien ne permet de mieux comprendre la façon dont une culture perçoit l’univers.

David lança un bref regard à son ami. Jason serra les poings, puis se maîtrisa et rouvrit les mains.

– Ces… légendes… sont assez précises, docteur.

– Certainement, certainement. Il y a toujours une part de vérité à la base d’une légende, quelles que soient les déformations apportées par la tradition et les siècles – vingt siècles, n’est-ce pas ? Ou davantage ?

– Non, pas davantage, Caleb, dit Sasha.

Elle avait une voix grave et bien modulée.

– Personne n’est vraiment certain du facteur temps : les anciennes propulsions M-AM affectaient bizarrement le temps subjectif, mais il n’y a pas plus de 2 100 ans que le Vaisseau Perdu qui a fondé Ténébreuse a quitté Terra. Laps de temps suffisant pour que des cultures se développent et meurent plusieurs fois. On ne possède de documents sur l’histoire ténébrane que depuis l’arrivée de l’Empire et le siècle qui l’a précédée. Toutefois, ces documents font états d’interviews de Ténébrans dont les ancêtres immédiats avaient été témoins de l’achèvement du château – par la technique des matrices. C’est dans les enregistrements, Caleb, termina-t-elle avec un sourire d’excuse.

Une nuance de moquerie se fit jour dans le ton d’Hargraves.

– Je m’en remets à ta mémoire, comme toujours, Sasha.

Il ajouta, sans quitter son ton moqueur :

– Messieurs, j’espère que vos bureaux ne sont plus loin. Je suis prêt à commencer mon enquête.

– Nous sommes presque arrivés, dit Jason d’une voix neutre.

David reprit un peu courage. Voyons ce qu’il dira quand il aura observé Kathie et les autres ! pensa-t-il.

Les portes de l’hôpital les avalèrent quelques instants plus tard.

 

L’après-midi fut un désastre. Il avait pourtant assez bien commencé : les deux docteurs montrèrent aux Hargraves les résultats des tests accumulés en deux ans par le Projet Télépathe. D’abord, Caleb parut indifférent ; puis il se mit à poser des questions détaillées et, pour la plupart, intelligentes. Sasha ne dit pas grand-chose, mais suivit les entretiens avec une intensité presque désespérée.

Le problème des caractères physiques des télépathes mena naturellement à discuter de celui de leurs capacités diverses. Jason souligna les découvertes originelles du projet, y incluant le sauvetage de l’amante de Régis Hastur et de son fils au berceau par David et sa compagne Keral. Sasha interrompit l’interrogatoire sec de son frère.

– Ainsi, vous et Keral – c’est une Ténébrane ? Vous et Keral avez anticipé l’attaque, bien qu’étant dans une autre aile de l’hôpital ?

– C’est exact.

– Comment ? Qu’avez-vous ressenti ?

C’est difficile à décrire, dit lentement David. Je savais qu’ils étaient en danger, mais il n’y avait pas d’avertissement verbal. Je savais, c’est tout.

Hargraves lança un regard contrarié à sa sœur.

– Etrange. J’aurais pensé que cette chambre avait été placée sous surveillance électronique constante, étant donné l’importance de la famille de la jeune mère, et la situation diplomatique.

– Elle l’était, dit Jason d’un ton bref. Mais l’assassin connaissait son affaire et a neutralisé l’alarme.

– Oh, fit Hargraves, notant le fait dans son carnet noir archaïque.

David réprima sa colère. Je me demande pourquoi il s’est donné la peine de venir. Il a déjà pris sa décision. Sa sœur… nous verrons.

Il décida qu’il était temps de faire une démonstration. Kathie devait avoir installé sa « pièce à conviction ». Hargraves attraperait une bonne migraine s’il cherchait à expliquer les faits.

Jason expliqua l’origine de la démonstration qu’ils allaient voir.

– Nous cherchions quelque chose pour tester la télékinésie ; jusqu’au début du projet, la télékinésie sans matrice était pratiquement inconnue. Plusieurs membres du projet sont télékinétiques – dont l’un qui nous a posé beaucoup de problèmes, dit-il, repensant à Missy.

David, lui, pensa à tout le mal qu’ils s’étaient donné pour raffiner la démonstration afin qu’elle satisfasse à l’examen minutieux d’Hargraves. Peine perdue. Les télépathes nouvellement arrivés n’avaient pas la formation nécessaire pour produire des résultats vraiment spectaculaires – par ailleurs, les Comyn et les télépathes entraînés avaient mieux à faire que de fournir des divertissements à un sceptique comme Caleb.

Heureusement, ils avaient une comédienne-née en la personne de Kathie Marshall, fille du Légat terrien de Samarra. Kathie avait visité Ténébreuse des années plus tôt, et elle était revenue avec la deuxième fournée de télépathes. Elle avait un talent considérable dans l’utilisation de la matrice, et elle aimait l’exhiber. Nous leur montrerons d’abord Kathie, puis la séance de travaux pratiques des nouveaux et aprèsbon, espérons quils seront convaincus, parce que nous ne pouvons pas faire grand-chose de plus !

Sasha observait le personnel de l’hôpital. Les bureaux du projet étaient à l’écart des grands départements, volontairement isolés, mais il y avait toujours quelques techniciens éparpillés dans les couloirs. David faillit ne pas saluer son infirmière favorite, et jura entre ses dents. Généralement, je repère Forrest nimporte où. Qu’est-ce qui m’arrive ?

Ils tournèrent dans un autre couloir, et s’arrêtèrent devant la première porte.

– Nous y sommes, dit Jason. Ce n’est pas notre labo habituel, mais nous voulions un peu plus de place.

Il toucha la porte.

– Comme vous voyez… bon sang, qu’est-ce que… ?

David jeta un bref coup d’œil par-dessus l’épaule de Sasha. L’installation de Kathie était simple : dans un cadre, des tubes transparents remplis de liquides colorés. Kathie se servait de son laran pour faire circuler ces liquides en contradiction avec les lois de la gravité – puis pour faire sortir les liquides des tubes, en gouttes qui flottaient dans l’air. C’était impressionnant (bien qu’inutile) et Kathie en était très fière. Les liquide écarlate et cobalt circulaient quand ils ouvrirent la porte et les premières gouttes commençaient à flotter. Puis, sans autre avertissement que le cri de Kathie, tout le cadre vibra et explosa. L’installation atterrit au centre de la table du labo, dans un fracas qui n’avait rien de magique.

Kathie était atterrée.

– Je ne comprends pas, David, ça a toujours marché avant.

Se tournant vers Hargraves, elle ajouta :

– Il faut me croire, monsieur.

Hargraves hocha gravement la tête et prit de nouvelles notes.

– Les pouvoirs psy sont notoirement erratiques, dit-il.

Kathie le dévisagea avec colère.

– Mais c’est justement la question. La raison d’être du Projet Télépathe est de montrer qu’ils ne le sont pas…

Elle vit qu’Hargraves n’écoutait pas et se tut. David la vit se mordre les lèvres, s’efforçant de dissimuler sa déception au visiteur.

Ce regard blessé et défensif, il le revit toute la journée, à mesure que les « gosses » du Projet saluaient Hargraves et échouaient devant son défi silencieux. Deux jumelles aux rapports si étroits qu’elles avaient inventé une langue à elles restèrent muettes devant lui ; la clairvoyance d’un jeune rouquin l’abandonna, mais il fut trop orgueilleux pour le reconnaître.

– Attendez ! cria-t-il avec désespoir comme Hargraves se détournait. Juste une fois de plus. Je sais que je peux le faire, si seulement vous…

Ses épaules s’affaissèrent.

– Si seulement vous me donnez une autre chance, termina-t-il.

David lui serra l’épaule pour le réconforter.

– Je sais ce que tu peux faire, Peter, et tu le sais aussi. C’est ça l’important.

Il aurait voulu lui dire autre chose, mais il ne trouva rien.

– Oui, sûr, Dave, dit Peter avec un pauvre sourire.

Les autres l’attendaient dans le couloir. Hargraves avait l’air de s’ennuyer. David pensa au visage inconsolable de Peter, et se dit qu’il devait être facile de haïr Caleb Hargraves.

– Je crois que nous en avons vu assez pour aujourd’hui, annonça Hargraves. Si vous voulez bien nous excuser, nous allons regagner notre appartement.

David et Jason haussèrent les épaules. Et maintenant ? pensa David.

Il n’y avait aucune réponse évidente.

 

Une fois rentré chez lui avec Jason, David se détendit, profondément soulagé. Il avait presque l’impression de sentir son âme se déplier et s’étirer, maintenant qu’il était libre de le faire. Jason se défoula autrement : par une bordée de jurons qu’il n’avait jamais entendus sur Terra.

– Où va-t-il s’arrêter, Hargraves ? On ne lui a pas demandé de venir. Nous n’avions pas à nous montrer si coopératifs. Et qu’est-ce qu’il fait ? Il nous traite comme des charlatans de bordel !

Il se calma, s’enfermant dans un silence amer.

– Pendant que tu étais avec Peter, j’ai essayé de tirer une réaction d’Hargraves. N’importe laquelle – juste quelque chose d’humain. J’ai eu l’impression de m’adresser à un mannequin.

David prit un objet en bois sculpté – travail d’un chieri, cadeau de Keral – et le caressa. Puis sa main se resserra sur lui.

– C’est ça, dit-il, tout excité. Aucune réaction humaine, aucune émotion humaine…

– Tu n’as rien reçu venant de lui ?

Jason siffla entre ses dents.

– Je me rappelle quelque chose qu’a dit Régis, et qui peut s’appliquer à Hargraves. Il disait que les gens ayant très peu de laran ont souvent des barrières mentales incroyables – et qu’ils en ont besoin pour ne pas devenir fous. Tu crois que c’est le cas d’Hargraves ?

– L’idée se défend, dit David. Il est motivé par quelque chose, en plus de la cupidité et de l’ambition. Car il y a des façons de satisfaire les deux, plus faciles que celle qu’il a choisie.

– Mais pourquoi tous les télépathes échouent-ils en sa présence ? Je n’y comprends rien.

Jason écarta l’idée, et poursuivit :

– J’aimerais le tester, mais je ne le vois pas accepter.

– Moi non plus. Il faudra parler à Sasha.

– Sasha ? Oui, c’est une idée.

Jason sourit pour la première fois depuis des heures.

– Demain matin, j’occuperai Hargraves pendant que tu parleras à sa sœur. Si quelqu’un sait ce qui le fait fonctionner, ce sera elle.

– C’est aussi mon avis, dit David, avec une force inattendue. Elle pourrait être la clé du problème.

– Je l’espère. Parce que nous avons besoin d’en trouver une.

 

Voir Sasha indépendamment de son frère fut plus facile que ne s’y attendait David : elle l’appela le lendemain matin de bonne heure. L’écran comm s’alluma alors qu’il tendait la main vers les contrôles.

– Docteur Hamilton ? J’aimerais m’entretenir avec vous. – Maintenant ? Au bureau du Projet ? D’accord. J’y serai dans quelques minutes. Et merci !

Il répéta mentalement les premiers mots de son entrée en matière dans le salon où les premiers membres du projet s’étaient réunis. Quand elle entra, il les oublia. L’empathie qui était son don le plus puissant se manifesta brutalement dès qu’elle referma la porte. Je n’avais pas remarqué ça hier. Comment cela a-t-il pu m’échapper ?

Car aujourd’hui, il percevait un flot continu d’images émotionnelles. Il y avait de la curiosité, de la méfiance, un humour vivace… et, sous-jacentes, des traces de frustration et une ancienne douleur. Sentiments générés par une personnalité complexe et attachante.

Elle accepta un siège et s’assit avant de parler.

– Je m’excuse du comportement qu’a eu Caleb hier, dit-elle. Il est brillant, mais il a toute la subtilité d’un… comment s’appelle votre animal du désert, déjà ? Ah oui, toute la subtilité d’un oudrakhi, poursuivit-elle avec un grand sourire. Et encore, il ne s’en sert jamais !

Il ne put faire autrement que lui rendre son sourire.

– Je croyais que c’était son comportement habituel. Depuis quand travaillez-vous avec lui, Sasha ?

Trop longtemps, pensa-t-elle, mais elle répondit :

– Pendant quatre ans à temps partiel, et à plein temps depuis un an… depuis l’obtention de mon diplôme. Je suis historienne. Alors je m’occupe des recherches préliminaires, et je l’accompagne dans ses déplacements – pour mettre de l’huile dans les rouages.

– Je comprends qu’il ait besoin d’une médiatrice.

Est-ce la raison de sa présence ce matin ?

Le sourire de Sasha s’évanouit.

– Docteur Hamilton, votre projet est en danger.

– A cause de votre frère ?

– Oui.

Elle contempla ses mains un moment, rassemblant son courage. David sentit sa répugnance à trahir son frère.

Je n’ai jamais vraiment pensé que je devrais un jour agir contre lui… et je l’aimais, autrefois.

Elle se redressa en poussant un profond soupir.

– Je ne connais pas toute la situation, mais je sais que le sénateur Mark Velosin attend de lui un rapport négatif. Il semble avoir une dent contre Ténébreuse – comme s’il y avait perdu de l’argent. Cela vous dit-il quelque chose, docteur Hamilton ?

– Appelez-moi David. Et je crois que ça me rappelle quelque chose.

Nous navons jamais su qui se trouvait derrière les Casseurs de Mondes.

– Continuez.

– D’abord, Caleb ne voulait pas accepter cette mission. Puis il accepta de faire les recherches initiales.

Comme d’habitude, Sasha s’en était occupée, et ce qu’elle avait découvert l’avait rendue impatiente de venir sur Ténébreuse, et avait transformé en passion l’indifférence première de Caleb.

– Il faut bien comprendre que Caleb est un homme honnête, mais il croit sincèrement que tout ce qu’il ne peut ni voir ni toucher n’existe pas. Il attribue les rapports ténébrans à la propagande en faveur des Comyn ; les rapports terriens, c’était encore autre chose.

Elle haussa les épaules.

– Seuls un imbécile ou mon frère peuvent lire les récits de la rébellion de Sharra et ne pas croire à la science des matrices. Ces rapports, plus les données médicales de votre projet, l’ont amené plus près que jamais de la reconnaissance des talents psy. Et c’est pourquoi il est dangereux. Il a peur.

– De quoi ? Que ces talents existent ou qu’ils n’existent pas ?

– Je ne sais pas. Et je doute qu’il le sache lui-même.

David garda un moment le silence. Il n’avait pas encore posé la question la plus importante, mais il pensait en connaître la réponse.

– Pourquoi me dites-vous tout ça ?

Répugnance et remords l’entourèrent comme un mur, étouffant sa réponse – un mur contre lequel elle lutta bravement.

– Hier, après être partie avec Caleb, je suis revenue discrètement parler à certains de vos sujets, dit-elle avec effort. En général je… je peux dire quand on me ment, si Caleb n’est pas là pour se moquer de mon « intuition ». Vos sujets sont persuadés de pouvoir faire ce qu’ils prétendent, et je les crois. Je ne veux pas qu’ils deviennent des objets de risée, ou pire, à cause de Caleb. Et je ne veux pas que Caleb se discrédite par un faux rapport. Je ne peux pas. Et je l’empêcherai.

Elle était au bord des larmes. Heureusement que son « intuition » était valable, pensa David ; sinon, elle aurait été très vulnérable. Elle le fit sursauter en éclatant de rire.

Vous ne pensez quand même pas que je m’ouvre ainsi à n’importe qui ? Voilà des années que je cherche des télépathes ; c’est pourquoi j’ai fait équipe avec Caleb. J’ai toujours été si seule

Plus maintenant, plus jamais.

Le rapport mental s’établit entre eux, délicat comme le tintement d’une clochette de cristal. Pas aussi profond et doux qu’avec Keral (mais qu’est-ce qui pouvait égaler ça ?), mais il faisait écho à une aspiration que David connaissait trop bien. Elle avait fait partie de sa vie jusqu’à son arrivée sur Ténébreuse.

Le rapport s’estompa, laissant derrière lui une impression de chaleur et de faim inassouvie. Le visage de Sasha était subtilement différent ; détendue, elle commença à abaisser ses barrières mentales.

– J’avais raison de chercher, et c’est une impression étrange, dit-elle. Maintenant, il ne reste plus qu’à convaincre Caleb.

– C’est peut-être possible. Vous avez dit que les données médicales du projet l’impressionnaient.

– Les enregistrements d’ondes cérébrales. Le fait que vous donniez une base physiologique aux talents psy – oh, je comprends.

Elle se leva et s’étira, finissant de se détendre. David hocha la tête.

– Nous lui montrerons votre électrœncéphalogramme. Nous verrons l’effet que ça lui fera d’avoir une sœur télépathe.

 

– Bon, Jason va arriver avec lui, dit David qui finissait de placer les électrodes.

Impulsivement, il mit en route l’enregistrement.

– Nerveuse ?

Il n’avait pas vraiment besoin de le demander ; les dernières traces du contact mental le proclamaient hautement. Sasha eut un sourire hésitant.

– Oui. Je ne peux pas m’en empêcher. Il pourrait y avoir un retour du bâton, vous savez. Et s’il… oh !

Les derniers fils du contact cédèrent douloureusement. Elle grimaça. David jura entre ses dents. Quelque chose se détraquait une fois de plus.

Hargraves n’ouvrit pas la porte d’une violente poussée, mais ce fut l’impression qu’il donna. Il alla droit sur Sasha. Jason apparut et s’immobilisa dès qu’il eut franchi le seuil.

Hargraves baissa brièvement les yeux sur sa sœur.

– Je m’y attendais, lança-t-il. Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? Et je devrais plutôt demander : qu’est-ce que tu leur as dit ?

Elle se raidit. Jason se rapprocha de quelques pas.

– J’ai essayé de vous l’expliquer en venant, Hargraves. C’est une idée de votre sœur. Nous ne forçons personne à…

– J’en ai entendu assez, docteur Allison, le coupa Hargraves. Je ne pensais pas qu’il faudrait longtemps à deux psychologues tels que vous pour abuser de la naïveté de ma sœur. Je soupçonnais depuis quelque temps que tu avais perdu une partie de ton objectivité, ajouta-t-il, quoique tu ne l’aies jamais montré jusqu’à présent.

– Dieu du Ciel, entendez-vous ce que vous dites ? demanda Jason, outré.

Pour David, la scène n’était pas réelle ; elle était lointaine et comme abstraite. L’impression persista quand Sasha arracha les électrodes et se redressa.

– Après cinq ans à travailler avec toi, mon frère, je suis tout ce qu’on veut sauf naïve, dit-elle, d’une voix tremblante de rage contenue. Si tu cherches une dispute familiale, tu l’auras. Mais allons quelque part où nous ne serons pas interrompus.

– Très bien.

Hargraves recula pour la laisser se lever.

Elle le précéda vers la sortie et s’arrêta devant la porte.

– Je reviendrai, promit-elle.

Et ils s’éloignèrent.

Jason les suivit des yeux, incrédule.

– Cet homme est fou. Fou à lier !

Comme il n’obtint pas de réponse, il regarda son ami. David étudiait l’électrœncéphalogramme incomplet, le visage aussi blanc que sa tunique.

– C’est donc ça, dit-il dans un souffle.

– Quoi ?

– La raison pour laquelle Hargraves n’a jamais vu un talent psy fonctionner. La raison pour laquelle tous les tests ont échoué hier – et aujourd’hui.

Avec l’air de revenir à la vie, David ôta de l’appareil la bande de l’enregistrement.

– Il faut que je parle à Kathie et aux autres, décida-t-il. Je sais que j’ai raison, mais je veux le vérifier avec eux avant d’en parler, à toi… et à Sasha. Dieu sait qu’elle mérite une explication.

– Mais qu’est-ce que tu as donc découvert ? demanda Jason.

– Quelque chose d’unique. Même pour Ténébreuse. Quelque chose d’unique.

 

La nuit tombait quand David fut prêt à partager sa découverte. Il en tremblait d’excitation. Les preuves étaient étalées sur sa table de travail. Il n’avait plus qu’à attendre l’arrivée des autres.

Jason arriva le premier, amenant Régis Hastur avec lui.

– Jason m’a parlé d’Hargraves. Sa cécité mentale est vraiment si importante pour nous ?

– Sasha – sa sœur – le croit.

David lui résuma ses propres soupçons et ce qu’avait dit Sasha sur le désir du sénateur d’obtenir un rapport négatif. Le visage de Régis se durcit de dégoût et de colère.

– Il n’y a aucun moyen de le prouver ?

– Pas directement, dit David. Mais maintenant que nous savons où chercher…

– Nous essaierons de trouver une preuve, termina Jason. Mais cela ne résout pas notre problème actuel. Que faire au sujet d’Hargraves ?

– C’est encore à découvrir, dit David, jetant un coup d’œil sur le chronomètre. J’espère que Sasha viendra ; c’est la clé du problème. Mais avant son arrivée, permettez-moi de vous raconter ce qui s’est passé hier…

La sonnette bourdonna quelques minutes plus tard. Sasha entra avec hésitation, comme si elle avait peur de se casser. Ses paupières étaient rouges et gonflées, mais ses yeux gris se dilatèrent à la vue des cheveux blancs et de l’élégance de Régis. Elle le salua poliment et accepta un siège près de David.

– Caleb est dans sa chambre, dit-elle. S’il n’était pas mon aîné, je dirais qu’il boude. Mais il me parle encore – je crois.

Elle enfouit un instant son visage dans ses mains.

– Vous avez le test, David ?

– Oui. Regardez.

Tout le monde s’approcha pour voir les bandes d’électrœncéphalogramme.

– Voilà l’enregistrement d’hier – le vôtre. Celui du dessus est celui d’un non-télépathe. Et celui du dessous est celui d’un télépathe – moi, en l’occurrence.

Sasha sourit.

Ils se penchèrent tous sur les trois bandes.

– Je vois, murmura Sasha, suivant du doigt la ligne brisée du milieu. Votre ligne a un certain dessin, semblable au mien. Pas l’autre – quoiqu’il y ait peu de différence.

Des doutes se firent jour dans son esprit, révélés par la fatigue et le désordre émotionnel. Une si petite chose. Et Calebque Dieu massiste, jétais tellement certaine cet après-midi, mais il l’était aussi. Les Comyn

Les Comyn ne mentent pas.

Elle releva brusquement la tête, et rencontra le regard calme de Régis, puis elle détourna les yeux, le visage plus rouge que ses cheveux.

– C’est égal, dit David avec douceur. Il faut du temps pour s’habituer aux autres télépathes. J’ai eu du mal, moi aussi. Vous apprendrez.

– J’ai intérêt. Je m’excuse, ajouta-t-elle à l’adresse de Régis. Pardonnez-moi.

– Il n’y a rien à pardonner. Comme dit David, quand vous aurez vécu parmi nous, vous apprendrez facilement nos coutumes. Vous resterez ?

– Caleb ne peut pas m’en empêcher.

Elle eut une sorte de hoquet, en lequel David reconnut un gloussement avorté. La journée avait été dure pour Sasha – et celle du lendemain ne serait sans doute pas plus facile – mais elle ne perdait pas son sens de l’humour.

– Il y a des mois que j’ai envie de le lui dire.

– Bravo ! fit Jason.

De nouveau, il se pencha sur les enregistrements, fronçant les sourcils.

– Qu’est-ce que…

– C’est ce que j’ai repéré cet après-midi. Vous voyez, Régis, Sasha ?

Régis comprit le premier.

– Les ondes diminuent d’amplitude jusqu’à devenir presque invisibles. Cette diminution coïncide-t-elle avec l’arrivée d’Hargraves ?

– Exactement. Et si nous avions fait un électrœncéphalogramme de Kathie, Peter ou des jumelles à l’entrée d’Hargraves, les enregistrements montreraient la même différence.

– Veux-tu dire qu’Hargraves est un amortisseur télépathique vivant et ambulant ? demanda Jason.

– Oui.

Sasha branla du chef.

– Pauvre Caleb. Lui qui cherche des talents psy depuis des années sans jamais en trouver.

– Je plains davantage les gens sur lesquels il a enquêté, dit sombrement Jason. Beaucoup étaient sans doute des charlatans – mais combien étaient honnêtes ?

Régis soupira.

– Un tel don… Un don ? Plutôt une malédiction ! Desideria a peut-être entendu parler de cas de ce genre. Ou peut-être est-il un télépathe dont le laran s’est intériorisé, et « bloqué » sous forme de défense contre une souffrance insoutenable.

De nouveau, Régis soupira, d’anciens souvenirs passant dans ses yeux gris métallique.

– Que ce soit l’un ou l’autre, nous avons un problème, dit David. Et en plus, il a sans doute les barrières mentales habituelles, car même avec l’effet amortisseur, nous aurions dû percevoir quelque chose venant de lui. Mais si nous pouvions briser ces barrières – et je ne vois pas comment – nous risquerions d’anéantir son esprit du même coup.

– Alors, que pouvons-nous faire ? dit Sasha.

David avait du mal à supporter la vue de son visage tiré et misérable. Que pouvons-nous faire ? A part le laisser partir ? Au moins, Sasha sera hors de sa portée. L’idée fulgura dans sa tête. Hors de sa portée ?

– Nous allons risquer le tout pour le tout, dit-il, effleurant la main de Sasha. Acceptez-vous de provoquer la colère de votre frère ? Ou pire, si nous parvenons à lui démontrer que nous – et vous – ne mentons pas ?

Elle hocha la tête, les yeux brillants.

– D’accord.

– Parfait. Alors, allez vous reposer. Demain, vous aurez besoin de toutes vos forces.

Elle commença à protester, puis elle s’interrompit. David dit alors :

– Voilà mon idée…

 

Hargraves manifestait tous les signes d’une nuit d’insomnie quand David le retrouva le lendemain matin. Le ressentiment et la colère l’avaient-ils empêché de dormir, se demanda David, ou la discussion avec sa sœur avait-elle eu des résultats positifs ?

En tout cas, il ne refusa pas la compagnie de David au petit déjeuner.

– Je voudrais m’excuser, dit David. Si notre…

– Les excuses ne sont pas nécessaires, docteur, l’interrompit Hargraves. Sasha m’a affirmé sans ambiguïté qu’elle avait volontairement coopéré avec votre… programme de tests.

– Je lui ai aussi rappelé que je suis légalement majeure et que je n’avais pas besoin de sa permission pour faire ce qui me plaît, ajouta Sasha derrière David.

Elle posa son plateau à côté de lui et s’assit.

– Je suis content que cette affaire soit réglée, dit poliment David. Hargraves, accepteriez-vous que nous fassions votre électrœncéphalogramme ?

Hargraves ne sembla pas surpris de la requête.

– Si vous voulez, dit-il, sauçant le jaune de son œuf sur le plat. Pour quoi faire exactement ? Vous pensez que j’aurais les qualités pour adhérer à votre association ?

Le sarcasme était un peu lourd, pensa David. Maintenant qu’il savait à quoi s’attendre, il sentait l’effet amortisseur, comme une pression sur ses nerfs. Mais sa façade professionnelle ne s’altéra pas.

– Qui sait ? Je voudrais votre électrœncéphalogramme pour la même raison que celui de Sasha – aux fins de comparaison et de recherches statistiques. Et puisqu’on parle de l’électrœncéphalogramme de Sasha, quand nous aurons fait le vôtre, je voudrais que vous regardiez le sien. Vous le trouverez intéressant.

– Je n’en doute pas, et d’autant moins qu’elle ne m’en a rien dit – Sasha, il y a quelque chose d’anormal ? interrogea-t-il, avec une sincère inquiétude.

Sasha avait laissé la moitié de son déjeuner. Elle posa ses coudes sur la table, puis son menton dans ses mains. Pour la première fois, David détecta des traces d’autre chose que l’orgueil et la raillerie chez Hargraves, et il le trouva moins antipathique.

Sasha releva la tête.

– Absolument rien. J’ai passé une mauvaise nuit, c’est tout.

– Tu es sûre ?

– Oui, j’en suis sûre ! Simplement…

Elle détourna la tête, puis la ramena vers lui et le regarda dans les yeux.

– Simplement, sois prudent, mon frère. Fais attention à ta tête. J’ai fait un cauchemar à ton sujet.

Hargraves tendait la main vers elle ; il la retira, comme s’il s’était brûlé.

– Sasha…

– Ne recommence pas, Caleb, dit-elle d’un ton plus las que coléreux. Je ne veux plus rien entendre.

Elle se leva, sans prendre son plateau.

– Je vous retrouverai à l’hôpital.

Son frère la suivit des yeux tandis qu’elle sortait de la cafétéria. Oubliant la présence de David, il fronçait les sourcils, l’air sincèrement soucieux et plein d’appréhension. Puis il se ressaisit.

– Je suppose que nous devrions la suivre, docteur.

Les rues étaient bruyantes et animées ; les ouvriers de nuit rentraient chez eux, tandis que les équipes de jour se rendaient à leurs bureaux ou chantiers. Ils se hâtaient dans la lumière rougeâtre, resserrant leurs capes pour se protéger du froid. Le Château Comyn scintillait sous une mince pellicule de neige ; les toits de l’astroport luisaient de glace. Hargraves frissonna.

– C’est une température normale pour le printemps ?

– En fait, il fait plutôt doux. La neige aura fondu d’ici midi.

Il sourit de l’étonnement d’Hargraves.

– Maintenant, vous comprenez pourquoi l’enfer ténébran est glacé.

– Ou… Oui, dit Hargraves, pressant le pas.

Une grande place s’étendait entre les habitations et l’hôpital. Les piétons se raréfiaient, et les tracteurs de transports se multipliaient. Il en déboucha une longue rangée sur la droite, dont les vrombissements dominaient tous les autres bruits de la rue. David les montra du doigt.

– Un convoi. Traversons avant qu’il ne bloque le passage.

Hargraves hocha la tête, et ils s’élancèrent. Soudain, Hargraves s’immobilisa.

– J’ai lâché mon stylo. Attendez-moi.

Il retourna vivement en direction du convoi, scrutant la chaussée. Les tracteurs – utilisés pour transporter les matériaux de construction depuis les entrepôts jusqu’aux chantiers – étaient de simples plates-formes. Environ la moitié étaient à pleine charge, les autres transportant du matériel volumineux et encombrant. Même de loin, leur fracas faisait vibrer les dents de David ; il se demanda comment Hargraves arrivait à le supporter avec un tel calme. Ce dernier tourna la tête vers les tracteurs, si vivement que David faillit ne pas le voir. Il en mettait un temps à chercher un stylo de pacotille !…

David lui courut après en jurant. Il comprit l’intention d’Hargraves, qui négligeait délibérément l’avertissement de Sasha et défiait le destin. Réaction prévisible, mais qui contraria David, bien qu’il eût dû s’y attendre.

Le convoi était presque passé. Hargraves cessa de chercher son stylo, et se redressa pour regarder passer les derniers tracteurs. Il vit David et ouvrit la bouche pour parler.

Un violent craquement, comme d’une branche monstrueuse qui se casse, étouffa ses paroles. Et aussi le cri silencieux de Sasha : David ! Caleb ! A plat ventre !

David bondit au premier mot, saisit Hargraves par le bras et ils tombèrent de tout leur long sur le béton.

Un biiiing indolent résonna. David risqua un regard au-dessus de sa tête. Le ruban d’acier qui arrimait une charge sur son tracteur s’était cassé, et oscillait trois mètres au-dessus d’eux. David se mit à rire.

Hargraves se releva. Sans un mot, il tendit la main à David pour l’aider à se remettre debout. Sasha arriva en courant et jeta ses bras autour du cou de son frère.

– Excuse-moi, Caleb. J’avais pris une rue de traverse et je me suis perdue ; alors, quand je t’ai vu, j’ai voulu te rejoindre, mais ce bruit…

Elle fit une pause pour reprendre haleine.

– D’où j’étais, j’ai eu l’impression que la pièce d’acier allait te frapper.

– Je vois.

Hargraves se dégagea avec douceur, puis recula d’un pas, regardant tour à tour sa sœur et David, l’air d’accepter l’évidence à contrecœur.

– Qu’est-ce qui vous a fait agir ainsi, docteur Hamilton ?

– Le cri de Sasha.

– Je n’ai rien entendu. De plus, c’est moi que vous regardiez, et non le tracteur…

Un instant, David pensa qu’il allait refuser le témoignage de ses yeux. Puis ses épaules s’affaissèrent, et il dit :

– Je crois que vous avez des enregistrements d’ondes mentales à me montrer, docteur ?

Et ce fut tout.

 

Trois personnes accompagnèrent Hargraves à l’astroport : David, Jason, et sa sœur Sasha, pas encore tout à fait remise du choc et du stress de ses premiers jours sur Ténébreuse.

– Quand vous m’aviez dit que je risquais la colère de Caleb « ou pire », je ne pensais pas qu’il s’agissait de risquer sa vie, ou la vôtre, David.

– Nous non plus. Nous avons parié sur quelque chose de sûr – vous.

– Je ne comprends pas.

– Vous étiez hors de portée de l’effet amortisseur de Caleb, qui est sérieusement affecté par la distance. Nous avons tout misé sur votre laran – renforcé par votre amour pour votre frère et aussi la peur du moment –, pensant qu’il pourrait m’atteindre, quoiqu’étant, moi, dans le rayon d’influence de Caleb.

Elle hocha la tête, dubitative, puis sourit.

– Il a passé les deux derniers jours à examiner ce ruban d’acier, essayant de déterminer si vous l’aviez volontairement saboté pour lui faire une « démonstration ». Naturellement, ça n’a pas plu à l’équipage du tracteur, mais ils lui ont quand même confié la pièce pour analyse. Résultat : faiblesse structurelle, comme si l’acier s’était désagrégé.

– Oui, dit Jason. C’est possible de le faire avec une matrice – et Kathie voulait prouver qu’elle n’avait pas perdu la main.

– Et vous n’étiez pas en danger, parce que la pièce s’est rompue en hauteur. Et voilà pour mon rêve prémonitoire.

– Bouleversée comme vous l’étiez, il n’est pas étonnant que vous ayez rêvé de Caleb.

– Ainsi, vous aviez tout arrangé pour nous deux, moi en me guidant où j’assisterais à l’incident, et pariant sur… Enfin, tout est bien qui finit bien pour cette fois, mais ne recommençons pas !

Caleb s’approcha d’eux, et sa voix s’adoucit.

– Caleb ?

Il n’essaya pas de la toucher.

– Tu es sûre de vouloir rester ?

– Absolument sûre. Bonne chance, mon frère. Et reviens nous voir de temps en temps. Qui sait ? (Sa voix se brisa.) Nous retravaillerons peut-être ensemble, un jour.

Il sourit avec tristesse.

– Je ne sais pas, mais nous verrons.

Il tendit la main ; elle le serra dans ses bras, puis s’écarta.

– J’entends la sonnette du départ, dit-il. Bonne chance, Sasha. J’espère que tu seras heureuse ici.

Ses anciennes façons cérémonieuses reparurent un instant.

– Je te ferai savoir comment le sénateur aura réagi à mon rapport. Je crois qu’il te plaira.

Il fit des adieux polis à Jason et David, puis il se retourna et se fondit dans la foule. Ils s’éloignèrent, et David entendit Sasha qui pleurait.

– Je me disais… commença-t-elle d’une voix mal assurée. Sa vie durant, Caleb croira que je l’ai dupé – ou alors, il vivra jusqu’à la mort en sachant qu’il y a autour de lui tout un univers qui lui sera toujours fermé.

– Au moins, il sait maintenant que cet univers existe, dit David.

Un instant plus tard, ils sortirent de l’astroport et rentrèrent chez eux.

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